L'expérience
de l'obscurité
L'obscurité, au théâtre, est
une expérience unique. L'obscurité s'érige en expérience et dans ce
sens-là
elle ressemble à la musique qui est, comme le disait récemment Francis
Wolf,
"expérience". La musique de même que l'obscurité ne disent rien, n
'ont pas de discours, mais, malgré cette absence, ils fournissent le
contexte
d'une expérience "artistique". Il y peu de temps, l'obscurité a
envahi les scènes de l'Europe comme si, après l'heure de gloire des
lumières et
des images, nous sommes confrontés à cette solution ultime, excessive,
à ce
face à face avec la nuit auquel la scène nous convie, la nuit du
théâtre....
A
l'invitation du groupe Atelier Recherche Scène (1+1=3) dirigé par
Martine
Venturelli en collaboration avec Riwana Mer je me suis rendu à la
célèbre
Fonderie du Mans dirigée par François Tanguy. Je savais que j'allais
être
soumis à l'épreuve de l'obscurité en
assistant aux Appontages, terme qui a un rapport avec "pontage",
cette opération qui pallie les pannes du cœur. J'épiais alors, de ma
place, la nuit jusqu'au plus profond d'elle-même et
je me réjouissais de ce voyage grâce à des images qui surgissaient et
me
captivaient. Images "énigmatiques" dans le vrai sens du terme, images
des corps et des objets rendus fragmentaires par le spectacle,
impossibles à
identifier, et ainsi j'éprouvais la fascination d'un voyage imaginaire
qui me
conduisait vers moi-même de même que
lorsque l'on se retrouve sous l'emprise des rêves. Voici un rendez-vous
avec
l'inconnu. Parfois, durant Appontages, nous parviennent des bribes de
mots, à
peine audibles, murmures qui troublent le silence absolu. Une
invitation à
l'errance imaginaire, sans guide ni repères. Je plonge dans un songe
que, pris
entre l'état de veille et d'insomnie, je suis les yeux grands ouverts.
Je
surprend des éclats de lumière et je perçois des bribes de
mots...aucune continuité,
tout est placé sous le signe de cette logique envoûtante qu'est la
logique du
rêve. Nous ne comprenons rien, mais nous éprouvons tout. Voici
justement les
données qui définissent l'expérience onirique! Ceux qui ne croient pas
dans le
pouvoir des rêves sont interdits de cette rencontre avec eux - mêmes.
Moi,
grâce à elle, je me suis senti affranchi du quotidien et alors j'ai
éprouvé le
sentiment dont parle Cioran avec une phrase qui depuis longtemps
m'accompagne:
"la nuit coule dans mes veines"...
Georges Banu
paru dans Art Press, juin 2016